Expérimentation de jeux vidéo hybrides en maison de retraite
Expérimentation de jeux vidéo hybrides en maison de retraite
Le design d’un jeu vidéo requiert des compétences numériques, créatives et collaboratives. L’expérience intergénérationnelle COMMIC apportera des éléments nouveaux à l’ontogenèse de cet engagement réciproque.
Les JVH associent des éléments physiques et numériques. Les participants placent des petits blocs colorés (i.e., pixels) sur un tableau en plastique (i.e., gameboard) qu’il suffit de photographier pour que le logiciel “Bloxels” le rende jouable.
COMMIC s’intéresse à l’apprentissage intergénérationnel à partir des jeux vidéo hybrides entre des seniors habitants en maison de retraite et des enfants de 8 à 10 ans des écoles à proximité.
Les ateliers se déroulent en trois temps successifs : construction des jeux vidéo (i.e., phase de créativité), déconstruction des jeux créés (i.e., phase de mémoire), jouabilité et test des jeux (i.e., phase gameplay).
COMMIC analyse trois aspects : le transfert intergénérationnel de savoir-faire explicites et implicites ; les apprentissages associés à la conception multimédia chez les seniors et les enfants ; et l’appropriation générationnelle des TIC.
COMMIC en quelques chiffres
Enfants participants
Seniors participants
Jeux vidéos crées (lors de 6 ateliers en 2016)
Maisons de retraite (+ 1 Club Senior)
Écoles pour enfants
Chercheurs (Canada + France)
[1] Notamment en ce qui concerne les solutions aux problèmes divergents, i.e., ceux qui ont plusieurs solutions.
Bloxels est le dernier logiciel pour tablette développé par Pixel Press Technology, une start-up américaine qui s’intéresse aux expériences gameplay hybrides qui « mélangent les mondes physique et numérique » (i.e., phygital game). Il permet aux utilisateurs de concevoir et créer des jeux vidéo. Les utilisateurs placent des petits blocs colorés (i.e., pixels) sur un tableau en plastique (i.e., gameboard) qu’il suffit ensuite de photographier pour que le logiciel le rende automatiquement jouable. Autrement dit, Bloxels traduit l’emplacement des blocs colorés sur le gameboard en éléments numériques qui constituent la diégèse du jeu vidéo. La photo suivante permet de décrire le processus de manière simple :
Chaque pixel coloré correspond à un élément du jeu (e.g., les verts sont utilisés pour faire les murs, les jaunes représentent des pièces de monnaie collectionnables, les bleus les ennemis, et ainsi de suite pour les pouvoirs, les actions et les missions du jeu) :
Le projet COMMIC abordera deux aspects : l’apprentissage à partir de jeux vidéo hybrides et la question intergénérationnelle. Le design d’un jeu vidéo requiert des compétences numériques, créatives et collaboratives. D’une part, les participants doivent comprendre, voire s’approprier, des outils qu’ils ont à disposition pour concevoir le jeu. Cela implique, une connaissance du langage du logiciel, des possibilités sur le monde physique et de leurs conséquences sur le monde numérique. D’autre part, les participants doivent traduire leurs solutions en stratégies collaboratives. Comment vais-je me faire comprendre pour que les autres considèrent mes solutions ? Que dois-je faire pour communiquer mes difficultés dans le jeu ? Ces questionnements non verbalisés prennent une valeur particulière dans le contexte intergénérationnel collaboratif. En effet, les modes d’expression divergent en fonction de l’âge (Heydon, O’Neill : 2014). L’étude des interactions entre seniors et enfants révèle qu’il s’agit bien d’étapes à franchir dans l’apprentissage intergénérationnel, d’autant plus dans l’utilisation de jeux vidéo (Hock-Koon, Mansilla : 2015).
Actuellement, il y a une vaste littérature sur la transformation du processus d’apprentissage humain au cours de la vie. Les personnes âgées, par exemple, expérimentent une réduction de la mémoire procédurale qui permet de se rappeler comment faire les choses. La mémoire procédurale est impliquée dans l’acquisition de nouvelles procédures, telles que l’utilisation d’un nouvel appareil (Bonder, Wagner : 2001). Aujourd’hui, il existe peu de littérature sur les effets des interactions intergénérationnelles dans la production et l’utilisation de biens culturels et leurs effets sur l’expérience gameplay. Dans quelles mesures les situations d’apprentissage intergénérationnel changent l’expérience des utilisateur seniors face aux nouvelles technologies ? Comment mesurer les savoir-faire implicites et explicites générationnels ? Il y a encore tout un terrain à explorer. Il semble donc crucial de comprendre comment ce savoir partagé se manifeste et se construit. Des récentes études sur les littératies multimodales, notamment sur les curriculums intergénérationnels à l’école (Heydon, O’Neill : 2014), affirment que les enfants diversifient d’avantage leurs méthodes de communication que les seniors. Toutefois, continuent Heydon et O’Neill, un curriculum multimodal intergénérationnel (e.g., basé sur les arts, le chant ou la pratique de la musique) permet des interactions réciproques qui, à leur tour, développent des nouvelles formes de communication et d’identité chez les enfants et les seniors.
Les bases théoriques de l’intergénérationnelle peinent à se nourrir de données empiriques. Malki (2008), assure qu’en France, la recherche scientifique ne semble pas s’intéresser aux liens entre les générations dans la vie sociale (Malki, 2008). Pourtant, le mot « intergénérationnel » semble s’imposer dans les discours politiques d’action sociale, ainsi que dans la presse et les médias. Certaines études, comme celle menée par The European Network for Intergenerational Learning (2012), souffrent d’une catégorisation trop simpliste et peu interdisciplinaire de l’apprentissage intergénérationnel, affirmant qu’il s’agit « d’un échange réciproque des connaissances entre personnes de différents âges ». Malki (2008) considère l’intergénérationnel comme « ce qui est entre deux générations, ce qui les met à la fois dans une relation de distanciation en tant que réalités autonomes, et d’interactivité au sens où l’une ne peut exister ou être définie sans l’autre ».
Dans plus de 75% des pays, d’après leur système légaux, une personne âgée est considérée comme un individu de 65 ans ou plus (Nations Unies, 2008). Cependant, cet indicateur chronologique ne semble pas suffisant pour aborder les effets biologiques, cognitifs, psychologiques et sociaux du vieillissement. La sociologie des générations de Mannheim (1923) a donné des éléments de base pour développer un terrain de connaissances humaines qui, d’après Finch (1986), « reste relativement inexploré ». Mannheim construit un approche pluridisciplinaire de la question de l’âge et des générations, en donnant des éléments sociologiques clés : la relation entre la biologie et le social ; la nature et le temps ; la relation entre biographie et histoire ; les mécanismes de changement social ; et les connections socio-psychologiques du langage et de la connaissance. Cette approche pluridisciplinaire, nécessaire pour aborder la problématique générationnelle, constitue la richesse et la complexité de la question « intergénérationnelle ».
Le projet COMMIC nous permets de travailler sur trois axes de recherche interdépendants : (a) la communication intergénérationnelle, (b) l’appropriation générationnelle des TIC, suivie de l’expérience gameplay intergénérationnelle, et (c) la conception multimédia intergénérationnelle.
Ces axes s’appuient respectivement sur des champs de recherche plus ou moins développés : (a) les études sur l’empathie en neuroscience (Berthoz, Jorland : 2005) ; (b) les études sur les « digital natifs » et les « digital migrants » (Small, Vorgan : 2008) ; (c) les études sur la jouabilité et la forme dans les espaces interactifs (Boissier, 2004), et les études sur le Digital Game-Based Learning (DGBL) en games studies (Gee, 2013 ; Squire, Jenkins : 2003). COMMIC devient ainsi un trait d’union et de dialogue interdisciplinaire pour les sciences cognitives, les sciences de l’éducation et les game studies.
La théorie du geste partagé et de l’empathie (Berthoz, Jorland : 2005) met en évidence la nécessité de partager des actes afin de comprendre l’autre. Berthoz (2005) assure « qu’il ne suffit pas d’avoir construit un corps propre, d’avoir perçu les intentions d’autrui, ses émotions, d’avoir échangé des regards », il faut en particulier partager « les gestes ». Les dernières recherches sur le système de neurones miroirs (Rizzolatti, Sinigaglia : 2011) ont éclairé, en partie, le mécanisme de partage d’intentions par l’action chez les humains. Cependant, insiste Berthoz (2005), « il faut [encore] expliquer comment deux partenaires peuvent partager un but commun, élaborer une activité de collaboration ou de compétition, et en inférer une distribution de rôles ». La communication et l’interaction entre les deux générations est un élément décisif dans la construction du jeu numérique.
De plus, l’étude des mécanismes sociaux de production collaborative intergénérationnelle des jeux vidéo révèle des logiques dans le transfert de savoir-faire générationnels. Ces logiques affectent l’accès et l’appropriation de nouveaux services et biens culturels produits avec les TIC. Les concepts de « digital natifs » et « digital migrants », des enfants et des seniors respectivement (Small, Vorgan : 2008), fournissent un cadre théorique limité pour comprendre l’appropriation générationnelle des TIC. Les résultats du projet COMMIC peuvent être aussi appliqués, de manière large, à des projets de recherche sociale intergénérationnelle, et de manière spécifique, à des programmes de recherche intergénérationnelle sur les usages des nouvelles TIC. Cette recherche servira également à « informer » les futures politiques intergénérationnelles d’inclusion et d’accès numérique (Hattan-Yeo, Ohsako, 2001).
Les concepts de jouabilité et de relation homme-interface, appliqués à l’étude de l’interactivité (Boissier, 2004), permettent de mieux comprendre la relation des participants avec un jeu hybride entre le physique et le numérique, comme Bloxels. Boissier (2004) développe les notions de « plasticité programmable » et de l’interactivité entendue « comme un matériau à mettre en forme ». Celles-ci s’assimilent au processus d’essai-erreur auquel les participants doivent faire face lors de l’apprentissage des principes de conception d’un jeu vidéo. Cependant, cette notion d’essai-erreur, propre au design des jeux vidéo, n’as pas été incluse dans l’approche d’interactivité proposée par Boissier (2004).
Le Digital Game-Based Learning (DGBL) est un courant de recherche associé aux game studies. Il regroupe des auteurs, tels que James Paul Gee ou Marc Prensky, convaincus de l’efficacité des jeux vidéo dans l’apprentissage. Van Eck (2006) identifie deux étapes de développement de ce courant. La première a consisté à démontrer cette efficacité. La seconde, dans laquelle nous nous situons actuellement, consiste à comprendre ses origines et fournir des lignes directrices pour maximiser l’efficacité des jeux vidéo pour l’apprentissage. Cela passe, entre autres, par l’expérimentation, car la totalité du potentiel des jeux vidéo n’a pas encore été engagé dans l’éducation (Squire & Jenkins, 2003).
Nous avons réalisé six ateliers en maisons de retraite avec trois équipes intergénérationnelles par atelier, regroupant en moyenne six participants par équipe. Chaque équipe a été composée d’enfants de 8 à 10 ans et de seniors résidents en maisons de retraite. La participation totale est de 78 individus. Les ateliers se déroulent en trois temps, chacun correspondant à l’un des objectifs du projet : construction des jeux vidéo (i.e., phase de créativité), déconstruction des jeux créés (i.e., phase de mémoire), jouabilité et test des jeux (i.e., phase gameplay).
La phase de créativité est divisée en trois étapes : (a) conception, (b) adaptation, et (c) pré-test (Figure. 1). D’abord, les seniors conçoivent les prototypes des jeux sur des tableaux en carton à grande échelle représentant les gameboards fournis avec le logiciel Bloxels (i.e., étape de conception). Ensuite, les enfants sont censés adapter sur les gameboards les prototypes faits par les participants seniors et les photographier pour les rendre jouables (i.e., étape d’adaptation). Finalement un joueur, choisi par l’ensemble de l’équipe, fait un pré-test du jeu[1] (i.e., étape de pré-test). Un schéma permet de décrire de manière simple la dynamique de cette étape :
Figure 1. Phase de créativité
La phase de mémoire est divisée en trois étapes : (a) déconstruction, (b) adaptation, (c) comparaison (Figure. 2). D’abord, les participants seniors reproduisent, sur les gameboards à grande échelle, et à partir de la visualisation des jeux vidéo sur les écrans, les logiques spatiales des jeux vidéo des autres équipes (i.e., étape de déconstruction). Ensuite, les enfants sont censés adapter ces « prototypes de déconstruction » sur les gameboards et les photographier pour les rendre jouables (i.e., étape d’adaptation). Finalement, l’équipe met en évidence, à travers la comparaison du jeu vidéo original et du nouveau jeu dérivé, les possibles différences sur l’emplacement spatial des éléments du jeu (i.e., étape de comparaison). Un schéma permet de décrire de manière simple la dynamique de cette étape :
Figure 1. Phase de mémoire
Pour la dernière phase, gameplay, nous allons introduire une variable indépendante expérimentale : deux des ateliers seront dotés de manettes pour tester les jeux, alors que dans les deux autres ateliers nous allons supprimer les manettes. Dans le dernier cas, seulement les contrôles natifs à touche sur l’écran des tablettes seront disponibles.
Recueils des données, traitement et interprétation des résultats :
Notre système d’enquête se base sur un triptyque méthodologique qui correspond aux trois axes de recherche interdépendants cités antérieurement : la communication intergénérationnelle (méthode d’analyse vidéographique des ateliers – AVA[2]) – axe A ; l’appropriation des TIC et l’expérience gameplay intergénérationnelle (analyse des niveaux joués par les participants) – axe B ; et la conception multimédia intergénérationnelle (comparaison des gameboard designs) – axe C.
Nous mettrons en place trois actions pour y répondre. D’abord, nous allons filmer les ateliers afin de collecter des données sur la communication verbale et non-verbale des participants. Ensuite, nous récupérerons les jeux vidéo conçus par les participants ainsi que les gameboard designs qui ont permis de réaliser ces jeux. Nous enregistrerons, d’une part, directement sur le disque dur de l’iPad de chaque équipe, à l’aide d’un logiciel de capture d’écran (e.g., Quicktime), les niveaux joués par chaque participant. D’autre part, nous prendrons en photo les gameboard design des jeux vidéo réalisés par chaque équipe. Enfin, nous comparerons les deux gameboard design d’un même jeu vidéo (i.e., celui des seniors et celui des enfants), afin d’analyser le degré de réception, d’adaptation et de concertation de concepts entre les deux générations. Nous nous intéresserons particulièrement aux stratégies créatives et de mémoire développées entre les personnes âgées et les enfants pour répondre à un objectif commun : la conception et la mise au point d’un jeu vidéo (i.e., phase créative), puis son analyse par déconstruction (i.e., phase de mémoire).
Ces données nous permettrons d’évaluer l’apprentissage et la pratique intergénérationnelle sur trois points, en forme de grille d’évaluation : (1) les stratégies de coopération appliquées par chaque équipe afin d’optimiser l’objectif proposé dans chaque partie de l’atelier – axe A ; (2) l’apprentissage et communication de diverses capacités et connaissances autour d’un objet hybride (i.e., un phygital game) – axe B ; (3) les limites techniques du jeu vs. le narrative design du jeu conçu par chaque équipe – axe C.
[1] Il faut rappeler que la 3ème phase de gameplay sera dédiée à tester les jeux de chaque équipe.
[2] Goldman, R., Erickson, F., Lemke, J. & Derry, S. J. (2007).
Chercheurs en France et au Canada
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